L'écriture de mon nouveau roman avance doucement. Voici le premier chapitre retravaillé et la suite... Bonne lecture ! Vos commentaires sont les bienvenus.

BOHEMIAN RHAPSODIE

1

Sur la route grignotée par les poules, l’enfant se laissait chahuter par le vent. Les rafales le balançaient de droite à gauche, de haut en bas, sans se soucier de ses jambes maladroites. Pataugeant dans la boue, le petit homme et ses bottes de géant fixaient leurs empreintes dans le sol mouvant. Il n'avait que cinq ans et ses chaussures étaient immenses. Pour aller plus vite ? Pour s’y perdre ?

De temps en temps le gamin perdait sa bottine verte, engluée dans la fange. Le pied continuait comme si de rien n’était jusqu’à plonger lui aussi dans la terre. Un sursaut. Une marche arrière. La chaussette, tartinée et noire, retrouvait sa godasse. Et l’enfant, un peu plus abîmé, reprenait sa marche.

Autour, des ombres rabougries. Le rossolis, la grassette, le chiendent, la saxifrage et la roquette exposaient leurs tiges. Malmenées par la tempête, les herbes s’appliquaient à rester dignes afin de saluer celui qui devant elles, aussi minuscule soit-il, bravait les enfers.

Le ciel s’effondrait de plus en plus. Il pesait de toute sa masse sur la terre devenue acier. Une terre quadrillée et dessinée. Une île. Presque. Une langue de gadoue perdue entre deux eaux. Tel un funambule sur son fil de soie, l’enfant tentait d’ignorer le ravage qui le happait de tout côté. Il y avait au loin devant lui un carré de coquelicots, derrière lui un champ de tournesols, à sa droite la mer, à sa gauche la rivière, au-dessus de lui les ténèbres. Le garçon au pull rayé avait bloqué sa respiration, remonté le menton et défié l’horizon. Il esquissait maintenant un pas de guerre. Sec et régulier. Redoutable. Ses pieds caoutchoutés dispersaient les flaques et dévoilaient des restes de béton rongé par le sel. Le petit homme ne se laisserait pas disséminer dans le néant. Il avancerait. Il avancerait.

Le garçon au bonnet canari s’était enfin remis à respirer. Inhalant le brouillard, les embruns, la bruine et la vase qui s’échappait des vagues. Son souffle rejetait d’étranges nuages de fumée. Des bulles de coton. Un semblant de paix pour déstabiliser le chaos et trouver un peu de repos.

L’enfant eut l’impression de marcher des heures. Ses mains et ses pieds commençaient à brûler. A se décharner. Ses paupières collées par le vent de sable l’enfermeraient bientôt dans la cécité. Il ne sentait plus le bout de son nez. Gelé. A ses oreilles, un écho incessant amplifiait les plaintes de l’orage. Résonnance. Ses genoux grinçaient, ses épaules s’affaissaient, sa carcasse se démantibulait, sa bouche s’asséchait, son cœur avait cessé. De battre.

La langue de terre se transforma enfin en grande terre. Devant le garçon maintenant, une bâtisse taillée dans le calcaire. Une immense maison avec des volets battant contre la pierre, des vitres crasseuses et embuées, une énorme porte, une cloche, un auvent, une cour débordant d’outils et d’immondices, un jardin broussailleux dans un coin, une roulotte dans l’autre coin, un portail dégondé avachi contre un muret et une balançoire. Un trapèze. Pendu à un séquoia pourpre et virevoltant dans les airs glacés.

L’enfant avec ses bottes vertes, son polo raturé et son capuchon jaune s’avança vers le mas qui trônait au milieu du désastre. Microscopique et grelottant, il fit de tout petits pas. Pointe contre talon et jambes entortillées. Il avançait à reculons sans se rendre compte que, petit à petit, imperceptiblement, poussé par je-ne-sais-quel mouvement, il se rapprochait dangereusement du porche délabré. Il observa quelques secondes la tresse d’ail qui pendait le long du pilier, quelques gousses manquaient, il remarqua le cheval cramoisi caché derrière le saule qui ne pleurait pas, il renifla l’odeur de tabac qui s’échappait des aérations, il caressa la chatte zébrée qui passait par là et puis il stoppa. Net. Le nez contre le bois humide et boursoufflé de la porte.

Le vent redoubla. La cloche sonna. Le vent s’arrêta. Le couloir se remplit de pas. Et la porte s’ouvrit sur le petit garçon rayé, jaune et vert.

2

La porte claqua. L’enfant avait juste senti des bras immenses l’extirper à la folie du dehors. L’action avait duré quelques secondes au cours desquelles le garçon avait du recroqueviller ses orteils pour retenir ses bottes lourdes de toute cette boue. Puis plus rien. Plus personne. Juste des bruits lointains de quelqu’un qui farfouille et qui jure. Le petit homme resta là. Sur le palier. Paralysé. Près d’une chaise aux pieds nickelés. Il voulut s’y appuyer mais celle-ci se déroba, trop paresseuse pour supporter un petit pois. Il changea donc de côté et s’agrippa à un poteau qui traînait là. Il avait besoin d’une canne, d’une béquille, d’un pilier. Un subterfuge pour tenir debout. Pour faire comme si ses jambes n’avaient pas la tremblote, comme si son cœur n’était pas en train de défoncer sa cage thoracique, comme si ses yeux paniqués ne déchiraient pas violemment cils et sourcils. Le poteau finit par lâcher lui aussi et le gamin dégringola, écrabouillant une ombre qui n’était pas la sienne. Il se retourna. Personne. Il chercha à nouveau cette masse sombre. Disparue. Juste ses fesses frigorifiées sur la tommette. L’enfant leva la tête et, dans la pénombre, chercha à se rassurer. Un ou deux repères pour que cette tempête ne l’emporte pas avec lui. Pour ne pas perdre la tête. Des traits de lumières s’échappaient des volets et dessinaient dans le noir des formes plus claires. Le garçon fit taire ses paupières qui n’en finissaient de piailler. Il lui fallait voir. Comprendre cet endroit, cette maison, ces odeurs. Ses yeux obéirent enfin et prirent le temps d’ausculter l’espace. Une chaudière, une table en bois infiniment longue, une théière, une toile d’araignée obstruant tout un placard, un tas de marmites dans l’évier, des couteaux de bouchers, trois souris empaillées, une scie bizarroïde, une caisse à roulettes pleine de bûches, une tête de cochon fixant les torchons, des cadres vides posés sur le buffet, une… Une porte claqua, l’enfant se redressa. Immédiatement. Toujours seul dans un coin de cette pièce qui semblait être une cuisine, le garçon n’osait plus bouger. Ni regarder. Les sourcils plissés comme pour se protéger, il attendit. Que les bruits au loin deviennent des bruits tout près et que les bras immenses viennent à nouveau le transporter.

L’enfant décolla enfin, laissant ses bottes en caoutchouc à leur bain de boue. Des mains énormes venaient de l’attraper par-dessous les aisselles. Il réprima un cri et entortilla ses chevilles pour ne pas perdre ses chaussettes. Le saut de l’ange dura une seconde. Un bond infiniment petit qui ricochait sans fin dans la poitrine du garçon effrayé. Il aurait voulu parler, poser une question, une seule, mais sa langue s’était embourbée et sa mâchoire ne faisait que claquer. Il attendit que le vol cesse. De nouveau immobile, il ouvrit les yeux. Il était assis sur la table mitée. Ses jambes flageolant dans le vide et son derrière moulé dans le bois tendre. Face à lui une silhouette d’ogre, avec des poils et des biceps. Elle lui désigna un tas de vêtements posé à ses côtés puis elle se retourna vers la cuisinière. Une casserole. Une cuillère. Un reste de braise. Une bûche. Du feu. Un couvercle. Un bol. Un bol de soupe. Pendant ce temps, le garçon avait ôté ses vêtements mouillés. Tout nu, debout sur la table, il avait observé quelques secondes les guenilles qui gisait à ses pieds puis il avait enfilé un à un les nouveaux habits qui l’attendaient. Une tunique bleue, un pantalon de velours havane, des chaussettes grises, des souliers marron, le tout rafistolé, reprisé, réparé. Il y avait aussi une casquette gribouillée. Une sorte de béret en peau de vache avec des points et des tâches. Le gamin la vissa sur ses cheveux raides et noirs. Une fois prêt, l’homme revint vers lui et le souleva pour le poser sur un tabouret. Un tabouret haut. Ses jambes ne touchaient toujours pas par terre. L’enfant renifla la soupe et fourra son museau dedans, lapant goulument son contenu et nettoyant parfaitement son contenant. Un gros morceau de fromage et un quignon de pain prirent la place du bol. Le garçon ne tremblait plus. Son ventre ne hurlait plus. Ses pupilles ne déliraient plus. Il n’avait plus froid. Il n’avait plus faim. Il n’avait plus peur. Il avait sommeil.

Le géant reprit le gamin dans ses bras, le porta comme un sac de patates et le fit basculer sur un fauteuil près du fourneau. L’enfant se recroquevilla, tira un bout de châle posé là et ferma les yeux, épuisé par les milliers de kilomètres qui l’avait mené jusqu’ici.

- On t’attendait pas si tôt, finit par dire le moustachu qui jeta au feu les frusques du gamin.

3

Un murmure. Puis deux. Trois. Un éternuement. Un raclement de gosier désabusé. Un sifflement. L’enfant grogna plusieurs fois, se tourna et se retourna, puis finit par se réveiller, dérangé par le brouhaha. Il sursauta. Face à lui, dans le désordre, un gros monsieur tout rond avec des cheveux frisés grisonnant et une barbe de père noël, une grande dame encore plus grosse et plus grande aux cheveux rouges et aux pieds nus, un bonhomme tout maigre avec des boucles blanches et des lunettes bleues, une jeune fille velue avec un bébé dans le dos. Le garçon se carapata derrière un gros coussin, cessa de respirer et se concentra pour disparaître.

- On t’attendait pas si tôt, souffla Nanosh visiblement essoufflé par ses kilos en trop.

- Azlan nous a dit que t’étais arrivé trempé jusqu’aux os, marmonna Luludji tout en mettant son marmot au sein.

- Peshan aurait quand même pu prévenir. Elle aurait pu t’accompagner jusqu’ici, râla Paprika qui grattait la corne de ses orteils contre les carreaux fêlés.

- Il est beau l’gosse. T’as vu comme il est pâle. Rien à voir avec sa mère. Peshan est presque noire, commenta Pepindorio en entortillant ses mèches d’opales autour de ses longs doigts pointus.

L’enfant n’avait pas disparu et dut reprendre ses inspirations. Il dégagea discrètement un coin du coussin et observa les énergumènes qui jazzaient devant lui. Le nourrisson suspendu à un téton le dévisagea, le garçon sursauta à nouveau et dégringola de son fauteuil. La quatuor boiteux s’agenouilla et se dépêcha de redresser cet ange venu les réconforter. La main de Luludji vint caresser la tignasse épaisse du gamin qui se mit à dégouliner. Ces doigts sur son crâne, ces ongles fins sillonnant sa chevelure, ça lui faisait tellement de bien. Des frissons dans le dos électrifiant le reste de son corps fragile. Une vague de réconfort qui ranimerait un mort. Un souffle de vie pour cicatriser et faire comme si. Les phalanges poilues de la jeune femme retrouvèrent le cul langé du bébé et le garçon se crispa à nouveau. Un retour d’angoisse. Il aurait voulu leur faire confiance, se laisser aller, leur prendre la main, les embrasser. Il avait tant besoin d’amour. Ils avaient tant besoin d’amour. Mais leurs yeux étaient tellement bancals et leurs ongles tellement sales qu’il n’osa pas. Il se rétracta. Demi-tour. Le fauteuil. Le coussin. Disparition.

Nanosh voulut s’approcher mais son énorme fiancée le stoppa. Paprika avait bien compris la détresse du petit et savait que tout cette bande d’ahuris ce n’était pas bon pour lui. Elle les mit à la porte puis se dirigea vers sa cuisinière. Là, feignant d’ignorer le gamin, elle commença à cuisiner. Un peu de poudre de ceci, un peu de feuilles de cela, quelques grammes de chocolat, un soupçon de lait, des graines colorées et de la poudre. Encore. Une pincée. Encore. Tapi dans son coin, à l’abri de rien, le garçon intrigué par cette musique gastronomique agita ses narines dans l’espoir d’un indice. Une odeur sucrée vint le titiller. Discrètement, il fit tomber le coussin. L’air de rien. Là, il ne bougea plus, hypnotisé par ce qu’il voyait. La grosse dame aux cheveux rouges et à la robe d’or faisait valser les bols avec une habileté rare. Tout virevoltait et tournoyait. Des poussières rouges et orange venaient barioler des montagnes de crème fouettée. Il y avait aussi du cacao. Des pots remplis de cacao. Et puis une grande casserole fumant tout cela, transformant toutes ces merveilles en fumet odorant. Le gamin était maintenant debout, juste derrière l’alchimiste des fourneaux, la bouche tombante et la salive dégoulinante. Paprika le prit sous le bras et le posa sur une chaise à ses côtés. Elle lui donna une cuillère en bois. Le garçon touilla. Elle prit une louche, deux bols, les remplit et les mit sur la table. L’enfant but d’un trait sa boisson chocolatée puis releva la tête. Il ausculta quelques secondes les nœuds de la table en bois puis se décida à regarder celle qui l’avait amadoué. Elle était pleine de grains de beauté. Une crêpe géante. Paprika lui laissa une minute puis se mit à parler. D’un coup, sans souffler, sans point ni virgule, pour ne pas s’embrouiller :

- Je m’appelle Paprika je suis la femme de Nanosh et la tante de ta mère elle nous avait bien dit que tu viendrais un jour mais on t’attendait pas maintenant on te voyait plus grand t’as quel âge six ans maximum Peshan est partie y a dix ans ça fait presque deux ans qu’on est sans nouvelle elle aurait pu t’accompagner laisser un mot nous expliquer trois petites choses nous donner ton nom nous dire quand est-ce qu’elle revenait te chercher elle aurait pu nous écrire enfin t’es là maintenant ça nous fait plaisir j’ai l’impression de te connaître comme un air de famille comment tu t’appelles ?

Le gamin resta bouche bée et il y avait de quoi. Il n’avait pas tout compris, certains mots résonnaient, d’autres l’effrayaient. Il préféra se taire.

- Comment tu t’appelles ?

Il préféra encore se taire.

- Tu veux pas parler j’comprends mais moi il faut que je puisse t’appeler pour que tu viennes manger alors j’vais te trouver un nom comme t’as une gueule d’ange je vais te baptiser Englo oui ça me plaît Englo.

Le gamin répéta Englo dans sa tête. Englo. Englo.

4

« Je n’ai pas peur. Je comprends pas tout, je sais pas ce que je fais là, mais je n’ai pas peur. J’ai mal au ventre. Ça pique. Il faut pas que je le dise. Il faut pas que je me plaigne. Il ne faut pas que je l’inquiète. Maman pleure déjà assez comme ça. Je vais rien lui dire du tout. Apparemment c’est elle qui a décidé de me mettre ici. Devant cette porte. Sous cette pluie. Peut-être qu’elle ne m’aime déjà plus. Peut-être qu’elle m’a déjà oublié. Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas vu. Je ne vais pas lui dire que je l’aime. Je ne lui donnerai pas de baisers, ni de caresses. Je vais attendre qu’elle revienne. Qu’elle revienne vers moi. Qu’elle me reconnaisse. Il ne faut pas que je me presse. Que je la harcèle. Elle n’est pas prête. Elle est fragile. Je lui manque tellement. Il y a beaucoup de choses bizarres ici. Comme si… Ils sont de ma famille. Ils sont ma famille. Pourtant je ne les reconnais pas. Ils ne me reconnaissent pas. C’est pour ça que j’étais devant cette porte. Sous cette pluie. Pour elle. Et pour les autres aussi. »

5

- Englo !

Englo, recroquevillé dans un coin derrière l’escalier, resta quelques minutes immobile. Il avait passé la matinée là à attendre. Attendre que sa peur trépasse, que cette maison le recueille, que ses mains cessent de trembler, que l’étranger redevienne un être familier. Tapi dans l’ombre, entre un seau de noix et des bouteilles de cidre, Englo avait essayé de comprendre cet univers qui n’était plus le sien. Il avait reniflé les odeurs qui suintaient au travers des pierres, il avait traqué les ronflements, les sifflements, les éternuements, il avait épié les pas usant les tommettes, les voix soufflant leur mauvaise haleine, les portes que l’on ouvre et que l’on ferme, les chats errant, les souris fuyant, le grincement des marches, la poussière virevoltant dans les airs. Englo avait passé des centaines de minutes à tenter d’apprivoiser ce hall, à s’approprier ses murs, à écouter ses murmures. Il avait entendu les autres qui le cherchaient. Qui parlaient de lui. Et de sa mère qui aurait quand même pu prévenir. Terré dans sa cachette, il leur répondait en silence. Dans sa tête. Il leur disait que lui non plus ne comprenait rien. Qu’il s’était retrouvé là, comme ça, après une éternité dans la boue. Que sa mère n’aurait pas pu les prévenir puisqu’elle n’était sûrement pas au courant. Puisqu’elle avait tout oublié. Puisqu’elle l’avait oublié. Parce qu’elle avait trop mal. Qu’il trouvait tout cela étrange mais qu’il allait quand même essayer d’avancer parmi eux sans trop se poser de questions. De faire comme si de rien n’était.

- Englo !

Englo finit par répondre à l’appel de Paprika. Il se releva douloureusement, secoua ses jambes toutes engourdies et sortit de sa cachette. Face à lui, toute petite et toute potelée, une fille aux grands yeux verts déguisée en danseuse de flamenco. Une longue tresse blonde dégringolant sur sa longue robe rouge à pois noirs. Elle dévisagea Englo puis fit demi-tour. Le garçon tout pâle la suivit vers la cuisine. La porte s’ouvrit et ne se referma pas. Englo, pétrifié dans l’embrasure de la porte, ne pouvait plus bouger. Paralysé. Face à lui, attablés et bigarrés, une ribambelle de gens, plus ou moins grands, plus ou moins gros, plus ou moins vieux. Englo sentit son cœur s’emballer et fondre. Il était ému. Il ne savait pas trop ce qui lui arrivait. Il semblait heureux de retrouver ces silhouettes qu’il ne connaissait pas. Ces êtres bizarres qui portaient en eux les mêmes gênes, le même sang, la même histoire. Cette famille ancrée autour d’une table en bois massif avec des veines et des nœuds. Avec un pied bancal et sa cale pour la remettre dans le droit chemin. Ils étaient donc les cousins, les tantes, les nièces de sa mère. Englo ne se souvenait pas d’eux et semblait pourtant les reconnaître. Peut-être les avait-il déjà vus en photo ? Ou que sa mère lui en avait parlé ?

Accoudés de tous côtés, les têtes penchées et le sourire niais, la famille au grand complet était là à le regarder. A le mesurer. Il y eut quelques murmures. Des marmonnements. Des hoquets. Englo ne bougeait toujours pas. Il attendait que l’ange passe. Paprika se leva enfin et brisa la glace. Elle s’avança vers le gamin transi, lui prit la main et lui expliqua qu’elle allait faire les présentations. Qu’elle allait faire cela bien, dans le détail, point par point, pour qu’Englo puisse commencer sa collection d’images. Pour qu’il photographie correctement chacun et chacune. Pour qu’il n’y ait pas de quiproquos. La méthode et la rigueur de Paprika déstabilisèrent quelques secondes le garçon. Il ne s’attendait pas à cela. Pas dans un endroit si bordélique et si sale. Englo plissa ses paupières exagérément, remua ses orteils dans ses souliers, inspira une grande bouffée de tabac froid et ouvrit grand ses oreilles. Le moment était important. Crucial. Tous ces yeux et tous ces fronts, il voulait pouvoir les nommer. Il voulait se rappeler d’eux. Pour se sentir moins seul. Pour faire un peu partie d’eux. Juste un peu. Encore un peu. Paprika tira l’enfant vers elle et commença à peindre la galerie de portraits. De façon très mécanique. Pragmatique. A la manière d’une liste.

Zorita, la doyenne. La maman d’Azlan, de Mandino, de Pepindorio et de Paprika. Veuve de Mano. Muette. Toujours fourrée dans son atelier et dans ses pots de peinture.

Englo admira ses longs cheveux blancs entortillé autour d’un pinceau. Il compta les tâches multicolores criblant son tablier mité et méprisa ses ongles noirs de crasse.

Azlan. Mari d’Ilmiya. Chaisier. Homme fort exposant sa puissante musculature dans les foires de la région. Passionné par les puzzles. Rectificatif : par un puzzle. De flamands roses.

Englo serra un peu plus la main de Paprika. Cet homme qui, la veille, l’avait fait voler dans la cuisine l’impressionnait. Petit et trapu, le visage taillé au couteau, les sourcils sombres et épais, les yeux perçants, la moustache tournicotant, le teint basané, les mains épaisses, il semblait pouvoir tout broyer. Vouloir tout broyer.

Ilmiya. Femme d’Azlan. Acrobate. Partenaire d’Azlan dans les tours de force. Une plume dans les bras de Musclor. Chanteuse mélancolique.

Englo se relâcha. S’apaisa. Cette femme grignette lui rappelait sa maman. En plus maigre. En plus triste. Ses longs cheveux bruns et épais brillaient à la lumière des bougies. Elle avait de longs doigts fins qui venaient souvent frotter ses paupières. Pour soulager un picotement ou ôter une larme. Englo n’arrivait pas à marier cette miette et ce costaud. Il aurait déjà du la casser depuis le temps.

Pepindorio. Frère jumeau de Mandino. Père de Sidi. Ferrailleur. Sculpteur. Mime. Funambule. Magicien. Charmeur de scie musicale. Vit dans la roulotte dans le jardin. Adepte de l’uchronie.

Englo esquissa un sourire. Ce vieux monsieur dégingandé avec ses frisettes blanches et ses lunettes bleues avait tout l’air d’une marionnette désarticulée. Fin comme une allumette, il semblait pouvoir passer entre les fissures de son tabouret. Trop grand pour sa salopette riquiqui, le bonhomme exposait ses mollets imberbes aux cafards et, discrètement, testait de nouvelles grimaces. Il avait une bonne tête de clown. Sans maquillage ni artifice. Une cigarette roulée à la commissure des lèvres.

Mandino. Frère jumeau de Pepindorio. Pièce rapportée. Sans profession. Ecrivain. Pianiste classique. Mélomane. Maniaque. Signe particulier : hétérochromie.

Englo regarda l’un puis l’autre. L’un. Puis l’autre. Il n’y avait rien à faire, il ne voyait pas. Aucune ressemblance. Même pas une ride commune. Mandino était beaucoup plus petit et rebondi. Il avait des bourrelets un peu partout : sur les joues, le menton, les seins, les hanches, les cuisses. Il saucissonnait de toutes parts. Ses cheveux gominés luisaient, éparpillés et rangés sur un côté de son crâne dégarni. Il ne portait pas de lunettes mais avait un œil marron et un œil vert. Sa tenue aussi dénotait avec le reste de la tribu : un costume sombre parfaitement taillé et repassé. Un dandy chez les gitans.

Nanosh. Mari de Paprika. Père de Luludji et grand-père de Korian. Tailleur de pierre. Chef de famille en remplacement d’Azlan. Guérisseur. Joueur de guitare. Signe particulier : lui manque deux doigts, les deux annulaires.

Englo fut d’abord hypnotisé par sa tunique rouge tendue sur sa bedaine. Les boutons restaient miraculeusement accrochés au tissu distendu. Puis il remonta vers la barbe qui recouvrait le visage boulot de Nanosh. Une touffe majestueuse, drue et impénétrable. Il fixa ensuite ses deux billes rondes et sombres qui le regardaient en brillant puis admira ses belles boucles ténébreuses qui dégringolaient sur ses larges épaules. Un père noël d’ébène.

Luludji. Fille de Paprika et Nanosh. Mère de Korian qu’elle a toujours sur son dos. Vannière. Danseuse. Adepte de l’orthodromie.

Englo eut du mal à la regarder en face. Elle était moche et velue. Ses sourcils rejoignaient ses cils qui rejoignaient ses pattes sur les tempes qui rejoignaient sa moustache qui rejoignaient le duvet de son menton. Il y avait même quelques poils qui s’échappaient du décolleté de son chemisier. Englo finit par fixer son nez qui semblait être le seul épargné.

Sidi. Fille de Pepindorio. Cartomancienne. Danseuse. Modèle pour Zorita.

Englo en resta bouche bée. Le jour et la nuit avec Luludji. Elle était belle. Sa peau mate et douce débordait voluptueusement de sa robe cerise. Englo ne savait pas où poser son regard. Tout l’attirait chez cette poupée à la crinière de feu. Il aurait voulu courir vers elle, enfouir sa tête entre ses deux seins gonflés, renifler son parfum et même téter sa poitrine suffocante. Pour se réconforter. Pour la réconforter. Pour faire comme si elle était sa maman. Un instant.

- Et toi ! Qu’est-ce que tu fais encore là ? compulsa Paprika.

Englo sursauta. Mais ce n’était pas à lui que la question s’adressait. C’était à la fille à la robe de flamenco.

- Allez Maria, rentre chez toi ! Ta mère doit s’inquiéter.

Maria s’exécuta et Paprika termina les présentations.

Maria. Fillette aux boucles blondes qui vient de temps en temps et qui repart. Signe particulier : porte toujours une longue robe rouge à pois noirs.

- Et toi ? finit par murmurer Englo.

Paprika. Epouse de Nanosh, mère de Luludji et grand-mère de Korian. Chiromancienne. Herboriste. Cuisinière. Accordéoniste.

Englo contempla cette grande dame pétulante à la chevelure rouge et à la robe pailletée. A ses poignets des dizaines de bracelets orangés. A ses chevilles des chaînes à clochettes. A ses yeux, du khôl. Comme un tatouage.

Englo recula d’un pas et observa cette tribu étrange recroquevillée autour de la table branlante. Ils semblaient tous tellement loin. Et étaient pourtant si près. Il aurait voulu reculer encore et en même temps avancer un peu plus. Les toucher. S’enfuir et rester. Les détester et les aimer. Les rejeter et les embrasser. Mourir et vivre. Entre-deux. Somnambule.

- Tiens !

Paprika lui donna des bouts de papier griffonnés accrochés à de la ficelle et l’invita à passer autour du cou de chacun le prénom correspondant. Englo pensa d’abord qu’elle se moquait de lui puis, voyant la tribu attendre patiemment la valse des étiquettes, se dit que ce n’était pas une si mauvaise idée. Il s’avança timidement et distribua les badges de fortune. Nanosh avec Nanosh. Sidi avec Sidi. Pepindorio avec Pepindorio. Azlan avec… Englo hésita puis recula. Il posa l’étiquette sur la table, devant lui. Ne pas le toucher pour ne pas se faire dévorer. Une fois le dernier nom justement attribué Paprika leva la séance et chacun retourna à ses occupations. En quelques secondes Englo se retrouva seul. Sur ces tommettes. Dans cette cuisine. Au milieu de ses conserves, de ses oignons pourris, de sa vaisselle, de ses cadres de photos vides, de ses légumes biscornus, de son crépi ridé et jauni. Seul. Une nouvelle fois abandonné. Oublié. Comme un vulgaire paquet. Englo retrouva le fauteuil et son coussin. Il grimpa, se recroquevilla et s’endormit. Les entrailles glacées mais le cœur légèrement réchauffé. Tiède. Comme la tarte aux pommes que lui préparait sa maman. Avant.